♥ ABBY & LIONEL

Nulle amie ne vaut une soeur ♣ Christina Rossetti.

Une journée de travail terminée. Une semaine entière, même. Je poussai un soupir de soulagement. Rien n’était plus agréable que de rentrer chez soi, avec l’idée du week-end devant soi. J’étais fatigué de ma semaine de boulot. Pourtant, j’aimais ce que je faisais. J’étais enseignant-chercheur en philosophie. J’avais toujours apprécié les études théoriques, l’idée d’enseigner, la philosophie (dès la première année où on me l’avait enseignée). Voilà pourquoi le métier d’enseignant-chercheur paraissait tout à fait approprié pour moi. Je ne l’exerçais que depuis le début de l’année scolaire ; je venais à peine d’obtenir mon diplôme. Et je m’adaptais. Je m’y habituais. J’apprenais à connaître mon métier. Les ficelles. Les avantages, les inconvénients. Mais cela me plaisait réellement.
Il n’empêche que j’étais content de pouvoir souffler pendant deux jours. Je n’avais rien prévu de spécial ce week-end. J’avais des dissertations à corriger, mais ce n’était rien d’urgent. J’avais envie de passer un week-end tranquille. À l’appartement. Avec un bon bouquin, ou devant un nouveau thriller. Avec Sean et Abby, les jumeaux, mes petit frère et sœur. Ceux-ci avaient peut-être déjà prévu quelque chose, je n’en savais rien. Même si je connaissais généralement leur emploi du temps, par habitude, parce que c’était surtout moi qui m’étais occupé d’eux et de leur éducation, ils avaient à présent 19 ans. 19 ans ! Le temps passait à une vitesse incroyable. J’avais parfois du mal à y croire. Je me revoyais encore à 19 ans, à la fac de philosophie, six ans plus tôt. Maintenant, c’était au tour des jumeaux, et moi, je me retrouvais de l’autre côté du bureau.
J’avais parfois du mal à réaliser que les jumeaux grandissaient si vite. J’étais un peu comme leur père, donc c’était une réaction peut-être assez normale. Mais je m’efforçais de ne pas le montrer. Je les gâtais, je passais du temps avec eux, nous étions complices. Mais j’essayais de ne pas poser d’interdictions, pas trop de contraintes. Je finis par secouer la tête pour chasser ces pensées. J’étais au volant de ma voiture, de retour d’un lycée. Je rentrai chez moi, me garai devant l’immeuble, à ma place habituelle. Je sortis, claquai ma porte et fermai les portes de ma voiture à clé. Je ne savais pas si mon frère et ma sœur étaient déjà là, mais je n’avais pas spécialement envie de me retrouver seul. Je grimpai les marches, car notre appartement était plutôt situé en hauteur dans notre immeuble. Ah, notre immeuble. Tout un truc. Un vrai hôtel pour timbrés. On avait fait la connaissances de plein de gens. Noué des amitiés. Détesté quelques personnes. Voulu les embêter, plus que tout. Discuté autour d’un verre au bar. Retrouvé des gens qu’on avait perdus de vue. Entendu des bagarres dans l’appartement d’à côté. Des rires, de la musique, des fêtes. Une superbe ambiance, que je n’avais pas envie de quitter. J’arrivai enfin devant ma porte, un peu essoufflé, car j’avais pris l’escalier. J’introduisis ma clé, ouvrit la porte et entrai dans mon appartement. Agréable, chaleureux, convivial, étroit, illuminé.

« Abby, Sean ? Vous êtes là ? Je suis rentré du boulot ! »

Je rentrai donc tout juste chez moi après une dure journée de travail. Parfois, même les élèves de fac, censés être plus matures, malmenaient les professeurs. Pour moi qui étais à peine plus âgé qu’eux, c’était encore plus difficile. Mais après tout, avec les jumeaux, j’avais l’habitude de gérer ce genre de situations, et je ne m’en sortais pas trop mal pour un nouveau. Arrivé à mon appartement, j’avais aussitôt appelé les jumeaux, Sean et Abby, pour savoir s’ils étaient déjà là. Je n’avais pas spécialement envie de passer la soirée seul. J’entendis des bruits de pas, et Abby apparut devant moi, en souriant. Je lui rendis son sourire, content de voir ma petite sœur. Je l’embrassai sur le front. Selon Abby, Sean se rendait à une fête ce soir. Je fronçai très légèrement les sourcils. Non, je n’en savais rien.

« Je ne connais pas l’emploi du temps détaillé de ton frère » plaisantai-je. « Tu le connais, comme d’habitude, il se dit indépendant, alors… Enfin bref. Tu sais quand il compte rentrer, et chez qui il est allé ? »

Et voilà, c’était mon côté frère-poule qui ressortait. Je me sentais souvent coupable pour ce genre de sentiments… Mais j’avais des excuses, après tout. Du moins, j’essayais de m’en convaincre. C’était ce que me disait Kaylee, ma meilleure amie. Après tout, pas plus que moi, les jumeaux n’avaient pas eu une vie commode. Après tout, notre père était détestable, et notre mère s’était bien plus souciée de son couple que de ses enfants. Après tout, elle ne s’était pas occupée de notre éducation, juste de combler nos besoins matériels et physiques. Après tout, mon père avait bien essayé de battre Sean et d’abuser d’Abby… Il avait bien essayé de nous terroriser, et notre mère était morte quand les jumeaux avaient douze ans. Douze ans. Depuis lors, j’étais devenu leur tuteur légal. C’était déjà moi qui m’occupais d’eux, mais à partir de là, je me mis à veiller sur eux comme une poule sur des poussins. Parce qu’ils étaient ce que j’avais de plus précieux au monde. Maintenant, les jumeaux avaient dix-neuf ans, et n’avaient plus autant besoin de moi. Mais c’était plus fort que moi, je me montrais encore très protecteur. Avec Sean, un peu moins, peut-être. Mais même, il me disputait assez souvent. Je m’entendais un peu mieux avec Abby. Parce que disons qu’elle me menait moins la vie dure. Sean avait pris l’habitude de faire ce qu’il voulait sans prévenir personne, de se rebeller un peu, ce genre de choses. Après tout, n’était-ce pas assez normal ?

« Assez bien, merci. Mais un peu fatigante, tout de même. C’est vrai que même à la fac, les étudiants trouvent encore le moyen de sortir des bêtises. Même s’ils sont censés être des spécialistes de la branche. Bah, j’y suis déjà habitué, et parfois ça me fait rire. Mais bon, mon métier me plaît bien. Et ta journée à toi, elle s’est bien passée ? Tu as eu quels cours ? »

Je remerciai ma petite sœur d’emmener ma veste au porte-manteau. Je me débarrassai de mes autres affaires, avant de la suivre dans la cuisine.

« Volontiers. Passe-moi un Coca, s’il te plaît. Tu as prévu quelque chose ce week-end ? »

Il fallait l’avouer, j’étais plutôt fier de ma petite sœur. Et même très fier. Pour moi, l’instruction a toujours été très importante. De la maternelle au lycée, j’étais le premier de ma classe. Et j’étais sorti major de ma promo de fac. Je n’en tirais aucune prétention, aucun avantage, mais une certaine satisfaction personnelle. Le plaisir de réussir. Le plaisir de voir ses efforts, son travail, récompensés. Car je n’avais jamais eu d’excellentes notes en claquant des doigts. Non, j’avais toujours étudié, et travaillé dur lors des examens. Le travail était la clé de la réussite. Quand j’étais plus petit, j’avais une vie de famille si désastreuse que je m’étais plongé corps et âme dans les études. J’adorais l’école. C’était mon seul échappatoire. J’étais si malheureux d’avoir un père violent et une mère malade que je me consacrais à fond dans mes études. Voilà pourquoi j’étais ainsi aujourd’hui.

Mais en plus de mon instruction personnelle, j’avais aussi dû élever mon petit frère et ma petite sœur. Enfin, disons, quasiment les élever. J’avais quand même six ans de plus qu’eux. Quand ils étaient petits, maman prenait soin d’eux. Et puis, quand les choses se sont dégradées avec mon père, elle a commencé à les délaisser, à nous délaisser. Mais à ce moment-là, j’étais suffisamment âgé pour le comprendre, et pour endosser mes responsabilités, mon rôle d’aîné de la famille. J’étais suffisamment âgé pour leur lire des histoires le soir, pour leur faire des câlins avant qu’ils aillent à l’école, pour les aider à faire leurs devoirs, pour les consoler quand rien n’allait à la maison. J’avais rempli mon rôle de grand frère du mieux que je pouvais, désireux de faire en sorte que Sean et Abby ait la meilleure vie possible. Et quand il a dépassé les bornes avec Abby, je n’ai eu d’autre choix que de chasser celui qui nous a servi de père.

J’avais essayé d’inculquer à mon frère et à ma sœur le goût des études. Le goût de la lecture, le goût de l’écriture, le goût d’apprendre, de comprendre, de réussir. Et voir aujourd’hui Abby me remplissait de fierté. À la fac, elle était l’une des meilleures. Elle étudiait la littérature, un domaine qui la passionnait. Et qui me passionnait aussi, d’ailleurs. Mais j’avais préféré la philosophie. Abby lisait des tonnes de bouquins et avait d’excellentes notes. Oui, elle était l’une de mes plus grandes fiertés. Sean n’avait pas le même goût des études. De nous trois, il était sans aucun doute le plus déluré. Mais bien sûr, je n’en aimais pas moins mon frère pour autant. Il était différent, voilà tout. Quand Abby m’en apprit un peu plus sur la soirée qu’il avait prévue, je me contentais de hocher la tête. Après tout, c’était un grand garçon. Tant qu’il revenait en bonne santé, ça m’allait.

Abby se mit alors à parler d’une fille de sa promo qui pensait que « Jane Eyre » avait été écrit par Jane Austen, et non Charlotte Brönte. Je me mis à rire. Elle avait sans doute lié les prénoms entre eux. Je connaissais bien ce genre de situation.

« Je te comprends tellement. Hier, un élève de master m’a demandé si Spinoza était Espagnol. Spinoza Espagnol, elle est bonne, celle-là… »

Je la remerciai pour mon Coca, avant d'affirmer que je n'avais rien non plus prévu de spécial ce week-end. Puis je commençai à boire. C’était frais, ça faisait du bien. Se poser, apprécier. Le portable de ma petite sœur se mit alors à vibrer. Elle décrocha et me tourna le dos, et je l’entendis murmurer des paroles un peu… inhabituelles. J’en fus intrigué. Quand elle raccrocha, je m’efforçai d’adopter un ton dégagé, naturel.

« Qui c’était ? »