San Francisco, ses rues en pente et ses cables cars. San Francisco et son Goden Gridge, son port, sa baie, ses plages. San Fransisco et ses habitants… tous plus pressés les un que les autres. Mais qu’est-ce qu’ils avaient à courir comme ça ? Il était dix-neuf heures et chacun venait de quitter son travail. Dans les rues, des milliers de personnes rentraient chez eux, retrouver leur femme ou leur mari, leurs enfants… ou tout simplement leur chien, leur chat… voire même leur poisson rouge. J’étais installée sur mon petit banc en plein centre ville. De là, j’avais une vue parfaite sur l’entrée du métro. Appareil photo accroché autour du cou, j’en profitais pour faire quelques clichés de cette population qui s’agglutinait dans l’escalier tel des moutons affolés. Cela faisait près d’une heure que j’étais là, et je n’avais pas remarqué que le ciel, si bleu toute la journée, avait petit à petit changé de couleur : de gros nuages s’étaient installés au dessus de moi, mais j’étais trop concentrée sur mes photographies pour m’en rendre compte. Peut-être que cela m’aurait permis de comprendre pourquoi tout le monde courrait pour se réfugier à l’abri. Tous semblaient avoir senti l’orage arrivé, sauf moi. Mon esprit divagua jusqu’à Lionel. Lionel et ses beaux yeux, sa belle gueule, son sourire qui me faisait fondre. A chaque fois. Depuis... depuis très longtemps en fait. Je le connaissais depuis quasiment vingt ans. Autant dire que notre rencontre n’était pas récente. Et pourtant, je me souvenais d’elle avec force de détails. Je me demandais s’il avait autant de souvenirs que moi de ce jour là, où sur le banc de l’école primaire, nous nous étions échangés nos premiers mots. Je souris faiblement, perdue dans mes pensées. C’est alors que je sentis une énorme goutte de plus s’abattre violement sur ma joue. Mon premier réflexe fut de mettre mon appareil photo à l’abri dans mon sac à main. Il ne fallu pas longtemps pour me faire quitter ce banc. J’étais déjà trempée. Le déluge s’abattait sur la ville. Mais bizarrement, je ne courrais pas pour autant. J’avais toujours aimé la pluie. C’était une sensation particulière. J’aimais le son qu’elle provoquait en tombant sur le bitume, j’aimais l’odeur qu’elle dégageait. Mon immeuble ne se trouvait qu’à quelques pas, et je pu rejoindre mon appartement en quelques minutes. J’habitais au 7ème étage et j’optais pour les escaliers pour monter là haut. Arrivée à destination, je me déshabillais et fila sous la douche. J’avais bien envie de passer la soirée au 12ème étage moi… encore fallait-il que Lionel soit disponible ce soir.

Laissant tomber l’eau chaude sur mon visage, je fermais les yeux, me demandant ce que je voulais réellement ? Avec Lionel ? C’était si confus dans mon esprit, et ce depuis deux ans. Depuis que j’avais mis fin à notre relation, et ce n’était pas parce que je ne l’aimais plus. Bien au contraire, mes sentiments étaient toujours là ce jour là, et même aujourd’hui, j’arrivais à l’inévitable conclusion : j’avais fait une erreur. En écoutant mon père, en croyant les horreurs qu’il m’avait dit au sujet de l’homme que j’aimais plus que tout au monde. Je ne parvenais pas à expliquer ma décision. Mais une chose était sûre, je la regrettais aujourd’hui. Je soupirais et coupa l’eau. Dégoulinante, j’entourais mon buste d’une serviette et vint enrouler mes cheveux dans une seconde. Un instant, je restais postée devant le miroir à me regarder. Aucune expression réelle n’apparaissait sur mon visage. J’étais lasse de ma vie, et de ce que j’en avais fait. A trop écouter mes parents, j’avais fini par repousser tout ceux que j’aimais le plus, à commencer par Lionel. Bien sûr, nous étions toujours amis, mais tout était différent aujourd’hui. Je donnerai beaucoup pour retourner dans ses bras. Beaucoup… voire tout même. Je mis le turbo et enfila un jean, un petit top à manches courtes et sécha rapidement mes cheveux. Quelques minutes plus tard, je toquait à la porte de son appartement.

KAYLEE & LIONEL ♥

Le premier amour est éternel, le temps ne passe pas, c'est le principe amoureux [Camille Laurens].

Je ne pus empêcher un énième froncement de sourcils de ma part. Je me souvenais très bien que ma mère disait que ça me vieillirait, que ça me donnerait des rides avant l'âge. J'eus un sourire à cette pensée. Sourire qui disparut bien vite. Je n'aimais pas spécialement parler de mes parents. Mon père avait été un père indigne, c'était clair. Père trop tôt, peu désireux d'assumer ses responsabilités, il nous insultait, nous rabaissait, avait voulu battre Sean plusieurs fois, était rarement présent... Ma mère était loin d'être aussi horrible que lui, certes. Non, son problème était qu'elle avait trop aimé, elle avait aimé son compagnon bien plus que ses enfants. Tous ses efforts allaient vers lui, elle les avait toujours délaissés. Et c'était Lionel qui avait dû essayer de prendre soin de Sean et d'Abby. Les jumeaux. Mon petit frère, ma petite soeur, la prunelle de mes yeux. Quand ma mère était décédée après que j'eus chassé mon père de la maison, c'est moi qui suis devenu leur tuteur légal. Notre histoire familiale était lourde, douloureuse, je n'aimais pas y penser. Aujourd'hui, nous étions plus heureux, ensemble.

J'avais laissé mon esprit errer sur des mauvais souvenirs... Ce que je ne désirais pas. C'était simplement parti d'un froncement de sourcils. Un froncement de sourcils inévitable, vu ma situation. Comprenez-moi, c'était le début du week-end. Vendredi, vers les environs de 19h. Abby et Sean étaient chez des amis pour la nuit. Et moi, pendant que certains faisaient la fête... Eh bien, j'étais penché sur des travaux d'étudiants. J'enseignais la philosophie à l'UCSF, et ce n'était pas de tout repos. Même à la fac, certains étudiants étaient immatures, et sortaient des âneries dignes d'un lycéen de Terminale. Et encore. Parfois, c'était vraiment stupéfiant. Mais il y avait aussi d'excellents élèves, ce qui compensait. Il y avait des avantages comme des inconvénients, mais mon métier me plaisait. J'étais tout nouveau, et parfois à peine plus âgé que mes élèves. J'avais parfois peur de ne pas être respecté pour cela, mais en fait, ça se passait plutôt bien.

Poussant un soupir, je me levai et décidai d'aller prendre une douche. Histoire de faire une pause, ça me détendrait. Je laissais l'eau couler sur ma peau pendant un moment ; c'était une sensation agréable. J'optai ensuite pour un jean confortable et un T-shirt passe-partout qui traînait dans le placard, et qui aurait tout aussi bien pu appartenir à Sean. Je me servis un verre de jus de fruit. Pas d'alcool en bossant, c'était une règle d'or. Je m'installai sur la grande table de la cuisine et tentai de me concentrer à nouveau. Il s'agissait de philosophie ancienne, bonheur et vertu, très classique. Je me prenais un peu la tête, mais je préférais le faire maintenant. Au moins, j'aurais le reste du week-end pour profiter de mon frère et de ma soeur. Trois coups frappés à la porte de mon appartement me tirèrent brusquement d'un état de concentration. Surpris, je me levai. Je n'attendais personne. Dans le juda, je reconnus Kaylee. Mon visage s'éclaira aussitôt d'un immense sourire, et j'ouvris immédiatement la porte.

Kay ! Quelle bonne surprise !

Je la serrai brièvement dans mes bras et lui claquai deux bises en guise de bonjour. Puis je m'effaçai pour la laisser entrer, avant de fermer la porte derrière elle. Je la conduisis dans la cuisine-salle à manger.

Je te sers quelque chose à boire ? Ensuite tu me diras que me vaut le plaisir de ta visite...

J’espérais qu’Abby et Sean, le frère et la sœur de Lionel ne seraient pas là. Loin de moi l’idée de ne pas les apprécier, bien au contraire, mais ce soir, j’avais envie d’avoir Lionel un peut pour moi toute seule. Depuis que nous n’étions plus ensemble, rares étaient les moments que nous pouvions passer rien que tous les deux et j’avais besoin de retrouver mon ami, mon meilleur ami même. Oui, j’étais un tantinet possessive, et je me surprenais à ressentir de la jalousie quand je l’apercevais avec une autre femme que moi, même si je savais que ce n’était qu’une amie. Mais je savais que je ne pouvais m’en vouloir qu’à moi-même. Lionel n’avait rien à se reprocher, c’était moi qui avait décidé, il y a deux ans, de mettre fin à notre relation, bien qu’il ait tenté à maintes reprises de m’en dissuader. Mais j’avais été bornée, cédant à la pression émise par mon père depuis des années, et je m’en mordais à présent les doigts. Je regrettais d’avoir écouté mon père et d’avoir quitté Lionel alors que mes sentiments avaient toujours été présents. Je m’étais même vue finir ma vie à ses côtés, dans ses bras, avec nos enfants pour nous entourer, dans une belle maison. Avec pourquoi pas un chien ? Et un chat ? Et des poissons rouges ? Mais j’avais du me résoudre à abandonner cette idée… comment pourrais-je faire ma vie avec lui, sachant que ni ses parents ni les miens n’étaient d’accord de cette union ? Ce n’était pas vivable, je devais le reconnaître… Mais pourtant, je ne parvenais pas à me faire une raison, à arrêter de penser à lui, jours et nuits.

Il m’ouvrit la porte, et son sourire m’emporta automatiquement. C’était dingue l’effet qu’il avait sur moi, comment il pouvait, d’un simple regard me faire me sentir bien. Mon meilleur ami semblait heureux de me voir, et il s’empressa de me prendre dans ses bras. J’en profitais immédiatement pour fermer les yeux, m’enivrant de son parfum. J’étais consciente que cela pouvait paraître malsain, ridicule de penser à lui de cette façon, mais je ne pouvais pas m’empêcher. J’avais pourtant essayer plusieurs fois de résister, et de me persuader que Lionel n’était rien d’autre que mon meilleur ami… sans succès. « Comment vas-tu ? » questionnais-je alors que j’entrais dans son appartement. Il ferma la porte derrière moi et m’attira jusqu’à la cuisine. « Je veux bien un coca, si tu as… Je ne te dérange pas j’espère ? Tu bossais ? » demandais-je en apperçevant des dizains de feuilles sur la table de la cuisine. Coca en main, j’haussais doucement les épaules. « J’avais juste envie de passer la soirée avec toi, mais on peut reporter si tu veux… » Non, je n’avais absolument aucune envie de reporter cette soirée…

J’étais vraiment content que Kaylee soit venue me voir. J’étais en train de travailler, certes. J’avais un paquet de copies à corriger, des dissertations de philosophie. Mais ce n’était pas urgent, on ne me les avait rendues que récemment. Et puis, j’avais bien besoin de faire une pause, de temps en temps ; ça ne pouvait que me faire du bien. J’avais un week-end assez ennuyeux devant moi, bien digne de la vision que les étudiants se faisaient de leurs professeurs. Pour une fois, Abby et Sean étaient de sortie ensemble. Ils ne risquaient pas de revenir avant le lendemain soir. Ils avaient dix-neuf ans maintenant, je devais les lâcher un peu plus. J’avais tendance à être protecteur, mais comme j’avais vingt-cinq ans, j’étais bien plus compréhensif que la plupart des parents. Même si je faisais office de tuteur. En tout cas, puisque les jumeaux n’étaient pas là, j’allais passer une soirée tranquille avec Kaylee. Cette pensée me réjouissait au plus haut point.

« Je vais très bien, merci. Et toi ? Tiens, voilà pour toi. »

J’avais conduit ma meilleure amie dans la cuisine, et je lui servis du Coca comme elle le désirait. Je n’avais pas fini le mien, et repris mon verre. Mes copies étaient étalées sur la grande table de la cuisine. Je tentai de mettre un peu d’ordre : je ramassai mes copies, les rangeai dans mon sac, faisant ainsi de la place pour Kay et moi.

« Je t’en prie, assieds-toi, Kay. Oui, j’étais en train de bosser. Des dissertations. Je pensais que ce n’était pas trop dur pour un début, mais si tu lisais un peu les âneries que j’y trouve parfois, il y a de quoi mourir de rire… Ne t’en fais pas, j’avais bien besoin de faire une pause. Donc, on ne reporte rien du tout. Au contraire, je ne pouvais rien espérer de mieux que passer une soirée avec ma meilleure amie. Abby et Sean m’ont largué. »

Je pris place en face d’elle, lui adressant un immense sourire. Ma relation avec Kaylee était loin d’être banale. Quand nous nous étions connus, nous n’avions que six ans. C’était lors de notre premier jour d’école. Nous avions grandi ensemble, tout vécu ensemble. Mais hélas… Il s’est avéré que nos familles étaient ennemies depuis des générations. Je n’en avais rien à faire, bien sûr. Quand nous nous étions mis en couple, nous avions seize ans. On dit souvent que le premier amour éclaire toute une vie. Mon premier amour, mon seul amour… Entre nous deux, c’était vraiment l’idylle. Oh, bien sûr, nous nous prenions parfois la tête. Mais tout le monde nous appelait « The golden couple ». Sept ans. Sept années d'amour fou, d'un bonheur inouï. Seulement voilà… Les oppositions ont fini par avoir raison de notre couple. Notre séparation m’avait brisé le cœur. Et peu à peu, nous étions redevenus les meilleurs amis du monde. J’étais séparé de Kaylee depuis déjà deux ans. Mais je n’avais jamais « refait ma vie ». Comment aurais-je seulement pu trouver une femme aussi extraordinaire qu’elle, et entretenir un lien aussi fort que celui que j’avais avec elle ? Aujourd’hui encore, il m’arrivait souvent de me demander comment ma vie, notre vie, serait, si nous étions encore en couple… Mais ce n’était pas le cas, hélas. Alors je secouai la tête pour chasser cette pensée et me concentrer sur le présent.

« Alors, tu me racontes quoi de beau ? »